Le 2 novembre sort « Par les damné.e.s de la terre », une compilation en guise d’héritage des luttes ouvrières et décoloniales, initié par le rappeur Rocé.
Après des années de recherches, la sortie de ce projet arrive comme un aboutissement pour Rocé. Il a tenu à mettre en avant ces titres méconnus qui abordent ses thèmes de prédilection. « Tout ce qu’on a dit a déjà été dit, c’est ce dont je me suis aperçu en découvrant ces morceaux. »
Répartis des années 60 à la fin des années 80, les 21 titres évoquent tour à tour la colonisation (Abdoulaye Cissé – Les vautours), la douleur de l’exil (Manno Charlemagne – Le mal du pays), le racisme (Salah Sadaoui – Déménagement) ou le travail dans les usines (Théâtre El Assifa – Ca travaille, ça travaille et ça ferme sa gueule ; Groupement Culturel Renault – Cadences 2).
Peux-tu revenir sur la genèse du projet ?
J’ai un ami qui est disquaire et il est amené à écouter énormément de choses : du rock, punk, free jazz… On a le même héritage musical, il avait trouvé des disques qui pouvaient m’intéresser il y a déjà une dizaine d’années, on avait pensé alors à faire ce projet.
Il m’a fait écouter deux disques : Alfred Panou, un béninois qui a fait un morceau avec l’Art Ensemble of Chicago et Colette Magny. De là, je me suis dit y’a peut-être quelque chose à créer. C’est des chansons qui ont souvent un contexte particulier. Ce qui est intéressant, c’est de montrer tout le poids politique que peuvent avoir ces musiques. L’idée c’est de montrer à tout le monde que ça existe.
Parmi ces morceaux, il y a des collectifs qui se sont créés, par besoin, pour dire des choses. Pour faire des grèves dans des usines par exemple et qui se sont dit : pourquoi ne pas faire un disque. C’était à l’époque des vinyles, ça ne coûtait pas spécialement cher d’en produire. Vu que le format est assez gros, ça permet d’inscrire beaucoup de choses sur la pochette qui fait office de tract.
Pareil pour les luttes décoloniales. Par exemple des étudiants comoriens ou guadeloupéens avaient monté une association par rapport à leurs pays d’origines. Ils ont fait un disque avec des chants traditionnels en expliquant toute leur démarche sur la pochette.
Ce genre d’exemples m’a donné envie de lier de manière très assumée la politique et la musique.
Comment se sont déroulées tes recherches ?
A la base de la recherche, c’était énormément de vinyles, c’est beaucoup de magasins. Au début, on aiguise une culture musicale, on n’a pas de deadline, de date de sortie. Y’a une brocante, un vide-greniers, on y va mais on ne cherche pas plus loin. Et plus ça avance et plus le projet commence à prendre forme et moi je me professionnalise, je forme un label etc.
Et là, j’ai cherché à avoir un vrai rendement, de manière plus intensive. Je commence à trouver des mots clés, à chercher sur internet. Pour ratisser plus large, plus vite.
Et puis, il y a aussi le bouche-à-oreille, des gens qui sont au courant que je fais ces recherches-là qui m’appellent, j’ai peut-être quelque chose pour toi.
Pour agrandir le spectre, je regarde beaucoup de documentaires sur tels ou tels pays qui ont été colonisés par la France, et où les gens parlaient français à cette époque-là.
Les recherches c’est sur des morceaux engagés en français. Il faut qu’il y ait un cahier des charges, sinon ça part dans tous les sens. La plupart des projets similaires se limitent à un label ou à un artiste. Là on a tous les styles musicaux, plein de labels et de pays, alors il a fallu se limité a une période particulière.
En vrai, y’en a un paquet de morceaux si on continue et dans 10 ans on peut se retrouver à pouvoir faire 4 projets de ce type-là.
A quoi est dû le manque de transmission de ces histoires selon toi ?
C’est des choses qui ont été cachées, pas par la censure mais parce que personne aux manettes de l’éducation nationale ou du pouvoir n’a pensé de bon ton d’introduire dans la mémoire collective.
Ça n’a d’intérêt que pour ceux qui s’y intéressent, donc nous, les personnes d’origines différentes. Aujourd’hui ça devient un peu le sujet d’actualité.
En vrai, c’est dommage, qu’il n’y ait pas d’études plus poussées sur ces sujets. Dans les pays anglo-saxons, il y a les post-colonial studies. Quand il y a des projets musicaux comme le mien qui sortent en France c’est exotisant ou alors ça invisibilise le côté politique de la musique.
Il y a aussi une certaine difficulté de transmission de la part des parents pour diverses raisons.
C’est de la pudeur, c’est à nous d’aller chercher. C’est à travers toutes ces histoires qu’on en sait plus. On ne peut pas laisser l’histoire de nos parents nous échapper. C’est pas normal.
C’est compliqué pour nous de questionner nos parents. Les chemins qu’on prend, eux, ont pu les prendre avant. Pas forcément dans le même pays. Pour eux, on est censé être dans le pays de la liberté, la lutte est finie.
Sauf que le contexte actuel est tellement complexe que leurs mémoires seraient pour nous un mode d’emploi.
Il y a une évolution, des mouvements, collectifs, des prises de paroles sur ces sujets là autour de la colonisation. Comment tu vois ça ?
On nous donne de plus en plus la parole, alors ça ne veut pas dire qu’il y a de changement positif concret.
Moi je vois ça encore dans une vision froide et capitaliste, en termes de marché et pas encore de justice. On est plus visible, mais le pallier entre ça et un réel rapport de force sur les égalités, il n’est pas encore là.
En tout cas, il y a des termes qui commencent à être acceptés comme l’appropriation culturelle. Sur les programmes scolaires, on commence à dire que c’est l’histoire impérialiste qui est racontée. Et c’est déjà une évolution pas mal en vrai.
Par les damné.e.s de la terre par Hors Cadres. Sortie le 2 novembre.