Définir le racisme, un enjeu profondément politique

Par João Gabriell

Penser le racisme comme un rapport social, c’est commencer par définir deux groupes antagonistes : ceux qui en profitent, à des degrés divers, et ceux qui en pâtissent, là encore selon des modalités variables.

Dans un contexte d’hégémonie blanche européenne puis occidentale depuis le 15e siècle avec la conquête des Amériques, la traite et l’esclavage transatlantiques, uniques dans l’histoire pour leur dimension industrielle, et un processus colonial étendu sur presque la totalité du globe, je parlerai ici des blancs, pour nommer le groupe qui profite du racisme, et des non blancs[1] pour nommer l’ensemble des groupes sociaux et peuples qui le subissent.

Dans le cas français, ces derniers sont principalement les populations dites « issues de l’immigration postcoloniale », celles dites « issues des DOM-TOM », les roms et les juifs. Ces deux groupes, blancs et non blancs, ont été construits socialement par l’histoire, ne sont pas figés[2], ne renvoient pas à des attributs biologiques mais à une condition sociale, et ne sont évidemment pas homogènes. Ils sont traversés par des contradictions internes, dont deux particulièrement significatives, la classe et le genre, raison pour laquelle j’avançais d’emblée que tous les blancs ne bénéficient pas du racisme de la même façon, le raisonnement étant similaire pour les non blancs. Mais l’analyse sur le racisme ayant pour objet le rapport antagoniste entre ces deux groupes, je me focaliserai ici sur la manière dont celui-ci opère, indépendamment des contradictions qui les traversent.

Le « racisme d’Etat » en question

Selon cette approche comme rapport social, peut-on parler de « racisme d’Etat » en France ? La seule évocation de ce concept provoque de très vives tensions politiques et intellectuelles. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer a par exemple en novembre 2017 fustigé l’emploi de cette notion en plein cœur de l’Assemblée Nationale, allant jusqu’à agiter la menace d’une plainte contre le syndicat SUD Education 93. Ce dernier a non seulement eu l’audace, selon le ministre, d’en faire usage, mais également de proposer une formation dans laquelle certains ateliers se dérouleraient en « non mixité » non blanche.[3]

Une discussion plus ou moins sereine autour du concept de « racisme d’Etat » s’avère donc difficile. Dans l’écrasante majorité des cas, la disqualification de cette notion s’accompagne d’un discrédit porté sur les analyses, les revendications et les modalités d’organisation de certains courants antiracistes en tant que telles. Voilà pourquoi il peut être tentant, par réaction, d’en revendiquer fermement l’usage, lorsque l’on considère que le racisme est bel et bien une production de l’Etat. Pourtant ici, tout en étant solidaire des militants utilisant le concept de « racisme d’Etat », je prendrai le parti de défendre la notion de « racisme structurel » car la production du racisme excède l’Etat. Ainsi plutôt que de s’opposer à l’idée d’un « racisme d’Etat », l’idée d’un « racisme structurel » vient la prolonger et permet une meilleure appréhension du problème.

Au côté de tout le savoir militant élaboré par des décennies de mobilisations[4], il existe de nombreuses études en sciences sociales démontrant la dimension massive et continue des discriminations racistes en France[5]. Ces dernières s’observent dans de nombreux domaines de la vie quotidienne : l’emploi, le logement, l’éducation, la santé, la banque, les loisirs, etc. Il s’agit là de ressources dont l’accès ou le non accès conditionnent l’existence. Certaines discriminations sont directement le fait d’une politique d’Etat, quand d’autres sont opérées par le biais d’institutions qui le représentent, dont le degré d’autonomie vis-à-vis de lui varie. Je souscris par exemple aux analyses qui voient dans les contrôles aux faciès dont la dimension raciste a été maintes fois prouvées[6], et qui débouchent hélas très souvent sur des violences ou des crimes de la police ou de la gendarmerie, un cas de racisme produit par des institutions d’Etat.

Pour ce qui est de l’accès au logement, plusieurs enquêtes dont une ayant fait l’objet d’un ouvrage[7], montrent que les politiques du logement social en France participent à la construction de discriminations et de catégorisations raciales. Mais la discrimination au logement ne s’y limite pas. Qu’il s’agisse des particuliers ou des agences immobilières, on note des rejets fréquents de dossiers avant toute possibilité de rencontre, lorsque les personnes ont des noms renvoyant à l’islam ou à l’Afrique. Lorsque cette fois les noms sont français, la découverte que le candidat n’est pas blanc, constitue l’objet d’un rejet a posteriori. Ce mécanisme n’est pas lié à l’Etat, mais il prolonge les pratiques discriminatoires de celui-ci.

Il en va de même pour ce qui est de l’emploi. Des discriminations dans ce domaine sont produites par l’Etat, non pas sous la forme d’une loi ou de pratiques directes, mais par tout un mécanisme indirect de recrutements, d’organisation des concours de la fonction publique, entre autres, qui pénalisent les non blancs résidant dans les quartiers populaires ou issus de ce qui est appelé « l’Outre-mer »[8]. Mais bien évidemment, les discriminations à l’emploi dépassent très largement ce cadre étatique et sont même encore plus répandues dans le secteur privé.

Tous ces exemples montrent l’étendue du racisme, ce dernier étant aussi bien le résultat de politiques d’Etat que des dynamiques raciales du capitalisme, pour lesquelles l’Etat joue parfois un rôle médiateur ou secondaire. Voilà pourquoi on peut établir que le racisme est une force structurant la société française dans des limites qui excèdent le rôle de l’Etat et des institutions qui l’incarnent.

Classes populaires et racisme

On pourrait rétorquer que les classes populaires blanches, bien que non affectées par la dimension raciste du processus discriminatoire, sont elles aussi touchées par un accès restreint voir un non accès à l’emploi, au logement, à la santé etc. C’est effectivement le cas, mais c’est ici qu’il faut prendre au sérieux l’idée de fragmentation des classes populaires[9]. C’est-à-dire que s’il existe bien une condition partagée par l’ensemble des classes populaires, à commencer par l’exploitation, le vécu de celle-ci n’est pas le même et le racisme est – à côté du sexisme – une puissante force de hiérarchisation en leur sein. Lorsqu’un emploi est refusé à un non blanc, c’est parce qu’il sera attribué à un blanc.

On en revient à la question du rapport social : si un groupe en pâtit, c’est parce qu’un autre en bénéficie. Quand bien même cette compétition entre prolétaires consiste pour les blancs à obtenir des postes d’ouvriers ou d’employés, donc des emplois au bas de l’échelle, il n’en reste pas moins vrai que dans le système économique tel qu’il est organisé à ce jour, il est préférable d’avoir un emploi, même subalterne, que pas d’emploi du tout. Et parmi les emplois subalternes, il est préférable d’être par exemple ouvrier qualifié que non qualifié. Le racisme est donc le rapport social qui relègue les non blancs dans les couches les plus basses du prolétariat.

Si le chômage est élevé pour toutes les classes populaires, il est bien plus élevé pour les non blancs vivant en France et dans lesdits « DOM-TOM ». Cette racialisation de la force de travail, qui profite bien sûr en priorité aux bourgeoisies, très largement mais pas exclusivement, blanches, est bien ce qui divise le prolétariat. Il s’agit donc d’une division concrète et pas seulement de discours, qui produit des conditions de vies spécifiques, qui est inscrite dans les mécanismes du capitalisme et qu’on ne combat pas simplement en faisant des incantations en faveur de « l’unité » de tous les prolétaires.

Le racisme comme fondement de l’impérialisme

Propagande coloniale

Affiche éditée par le secrétariat d’Etat aux colonies, 1941. © Coll. Groupe de recherche Achac

Enfin, il reste à aborder l’idée selon laquelle le racisme est un rapport social qui organise le partage inégalitaire des ressources diverses et variées, aussi bien à l’échelle nationale comme nous l’avons vu, qu’à l’échelle internationale. Et on peut faire l’hypothèse que c’est cette dernière qui détermine ce qui se joue au national. Les rapports Nord/Sud, hiérarchisés à l’avantage du Nord qui dépossède, pille, exploite et même massacre le Sud, sont organisés au travers de tout un ensemble de politiques nationales ou internationales (OTAN, FMI, UE, Banque Mondiale etc).

Pour le cas de la France, les politiques envers ses « anciennes » colonies (maintien du Franc CFA, ingérences politiques, présence de bases militaires françaises en Afrique etc), ou la possession de ces territoires désignés sous le vocable d’« Outre-mer » sont un exemple de ce qu’on peut appeler la dimension néocoloniale de l’Etat. Et ce néocolonialisme s’appuie sur le racisme.

Là encore, l’Etat n’est pas le seul acteur, car les multinationales sont une des pierres angulaires du néocolonialisme. Les relations entre Etats, organisations internationales et multinationales ne sont pas sans ambiguïtés et divergences, mais une chose est sûre, il y a bien en commun l’objectif de maintenir sous contrôles les richesses du Sud.

Face à l’oppression, organiser les résistances

Au vu de tous les points abordés, le racisme est un monstre immense aux multiples tentacules. Mais loin d’être une fatalité, malgré sa puissance à la fois structurante et destructrice, il peut être défait à mesure que ceux qui le subissent s’organisent et rencontrent sur leur route des alliés véritables. La tâche ne sera pas aisée, car elle implique un bouleversement que nous ne sommes même pas en mesure de soupçonner, tant l’essentiel de ce qui fonde les rapports Nord/Sud, les rapports à l’intérieur d’un pays, et même nos relations interpersonnelles, sont marquées par le sceau du racisme.

C’est pourquoi, lutter contre ce dernier, comporte une dimension révolutionnaire, pour peu que l’on s’engage à détruire ce système à la racine plutôt qu’à la surface. Cela consiste, sans prétendre à l’exhaustivité, à organiser et soutenir des luttes contre les institutions internationales sous égide occidentale précédemment citées et contre les politiques expansionnistes que mène chaque Etat euro-américain, en gardant un œil sur les stratégies des pays émergents qui veulent également leur part du gâteau en Afrique. L’anti impérialisme est crucial pour qui veut combattre le racisme, car le sort des non blancs en Occident est lié à celui fait aux populations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud et du Moyen Orient.

Les processus de racialisation sont intrinsèquement internationaux (esclavage et colonisation, c’est-à-dire les origines du racisme contemporain, sont de fait des phénomènes internationaux), même s’ils s’expriment sous des modalités nationales qui varient. Mais, la situation plus « confortable » des non blancs au Nord amène, malgré des sorts liés, des intérêts divergents avec les non blancs du Sud qui contribuent à limiter les chances d’un engagement anti impérialiste radical.  Sommes-nous donc prêts, « nous » ici au Nord[10], à collectivement renoncer à l’occident et aux possibilités (bien que limitées) que nous offre, au prix de l’écrasement du Sud, l’intégration dans le système néolibéral ?

[1] Ce terme est utilisé ici pour regrouper l’ensemble des populations victimes du (néo)colonialisme. Mais je l’écris en conscience du fait qu’être désignés comme « non blancs » est une qualification par défaut, et donc non positive. De plus, je suis également lucide sur le fait que toutes ces populations ne sont pas logées à la même enseigne, certaines ayant des relations hiérarchisées précédant parfois la domination européenne comme c’est le cas des noirs africains avec les peuples arabo-berbères du Maghreb, et les peuples arabes du Moyen Orient. De même, les populations rroms connaissent une marginalisation comparable à aucune autre dans l’espace français et subissent des préjugés et violences de la part de l’ensemble de la société, autres non blancs inclus.

[2] Les études sur la façon dont certains groupes – irlandais, italiens etc – sont devenus blancs aux Etats-Unis, après avoir fait l’objet d’une racialisation négative conduisant à des discriminations à leur arrivée dans le pays, sont à ce sujet éclairantes.

[3] http://www.liberation.fr/france/2017/11/21/blanquer-porte-plainte-contre-un-syndicat-qui-a-utilise-l-expression-racisme-d-etat_1611537

[4] Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.),Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, 2008.

[5] Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), TRAJECTOIRES ET ORIGINES. Enquête sur la diversité des populations en France, Ined éditions, 2016

[6] CNRS, Police et minorité visible : les contrôles d’identité à Paris, 2009

[7] Valérie Sala Pala, Discriminations ethniques : les politiques du logement social en France et au Royaume-Uni

[8] http://www.jeuneafrique.com/341345/societe/racisme-france-discrimination-a-lemploi-touche-fonction-publique/

[9] Yasmine SiblotMarie CartierIsabelle CoutantOlivier MascletNicolas Renahy Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2015

[10] Le « nous » est employé ici de façon purement contextuelle, dans la mesure où je réfléchis dans cet article à partir de ce que l’on peut appeler la condition des néocolonisés, dans ce qu’elle a d’universel à savoir le fait de subir l’occident. Mais mon cheminement noir et panafricain s’affirmant, je doute du fait que seule l’opposition à l’occident constitue un « nous » solide, notamment lorsque l’on voit la « condition noire » dans les pays du Sud.

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