Ruffin et Justice pour Adama : l’hypocrisie de la gauche radicale française sur la question raciale

Samir Elyes, Assa Traoré et Youcef Brakni
Samir Elyes, Assa Traoré et Youcef Brakni à la marche du 22 juillet 2017 pour Adama Traoré

Le 21 septembre avait lieu un meeting après la mobilisation au Havre contre les ordonnances Macron sur le code du travail. À l’initiative de l’intersyndicale du Havre et de l’UL CGT Harfleur, le but était de regrouper des personnalités de la gauche pour faire face au gouvernement.

Le collectif Justice pour Adama était invité pour dénoncer les crimes policiers dans le cadre d’une convergence des luttes entre les quartiers populaires et le mouvement social contre la loi Travail de Macron.

Après le discours d’Assa Traoré, le député de la France Insoumise François Ruffin a été encouragé à porter la cause de la famille Traoré à l’Assemblée Nationale. Il s’est désolidarisé du comité Justice pour Adama en déclarant ne pas être « intimement convaincu » par l’affaire et vouloir « mener son enquête » d’abord. Pour Youcef Brakni, militant et membre du comité Justice pour Adama : « François Ruffin a remis en cause la lutte du comité Justice pour Adama et sa légitimité à venir interpeller l’Etat et les versions officielles. » 

« Il veut « mener l’enquête », mais l’enquête a déjà été menée, par nous, par ceux qui luttent. Comme ceux qu’il défend à Moulinex, Goodyear, à Continental, à qui il ne va jamais remettre en cause leur parole »

Malgré les différents rapports menés par la Cour européenne des droits de l’homme, de l’ACAT, du CNRS, d’Open Society, les rapports d’Amnesty International et même le questionnement de l’ONU qui démontrent le caractère raciste des meurtres commis par la police touchant majoritairement les hommes noirs et arabes, la gauche radicale évite soigneusement de prendre position sur les questions spécifiques liées au racisme en France.

Il y a près d’un siècle, le problème se posait déjà. Dans son ouvrage « La condition noire. Essai sur une minorité française», l’historien Pap Ndiaye revient sur le cas de Lamine Senghor, grand militant anticolonialiste sénégalais : «Senghor quitta le PC en octobre 1925, déçu de la mauvaise volonté des dirigeants communistes à l’égard des Noirs et de leur indifférence aux conditions d’existence des sujets noirs dans l’empire français. ». « Pour les militants noirs, la question de l’oppression raciale était centrale, tandis que pour le Parti communiste, c’était celle de l’exploitation du prolétariat qui comptait, dont la question coloniale n’était qu’une variante ».

Samir Elyes, Assa Traoré et Youcef Brakni

Samir Elyes, Assa Traoré et Youcef Brakni à la marche du 22 juillet 2017 pour Adama Traoré

Youcef Brakni était intervenu justement sur l’invisibilisation des luttes des travailleurs immigrés. Il revient sur cette mobilisation et l’hypocrisie de la gauche envers les quartiers populaires.

Quelles étaient vos attentes en vous joignant à cette mobilisation ?

On a été invité à parler des crimes policiers dans le cadre de la convergence des luttes entre quartiers populaires et le mouvement social contre la loi Travail de Macron. C’est la gauche d’opposition à Macron qui veut faire jonction, une convergence avec les luttes des quartiers populaires et en l’occurrence contre les violences policières.

Quels retours avez-vous eu ?

Globalement, il y a eu de très bons retours. On a été très bien accueilli, y’a pas eu de problème à ce niveau-là, au contraire, c’était des applaudissements. C’était enthousiaste, surtout après l’intervention d’Assa.

Sur quoi portait votre intervention ?

Je suis revenu sur ces luttes là, sur la lutte des travailleurs arabes dans les usines, les luttes des années 80, surtout du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) contre la double peine, pour le logement et les crimes policiers. Pour dire qu’on a une histoire de luttes, et ce n’est pas parce qu’elle est invisibilisée qu’elle n’existe pas, on ne vient pas de nulle part. On a un discours, on sait argumenter et défendre nos droits.

Une chose toute simple, en France il y a des morts tués par la police depuis 40 ans, des noirs et des arabes en majorité. Et tu te retrouves avec un mouvement social qui ne prend pas ça en compte. On ne peut pas nous demander de venir converger quand il y a des trucs qui les touchent eux. Par exemple, quelques mois après Nuit Debout, il y a la mort d’Adama à Beaumont, des marches ont eu lieu en banlieue et on n’a pas vu le mouvement de Nuit Debout là-bas.

Il faut accepter d’être derrière nous, nos revendications, nos mots d’ordres. Et c’est nous qui menons la lutte, selon nos priorités, notre agenda.

« On a une histoire de luttes, et ce n’est pas parce qu’elle est invisibilisée qu’elle n’existe pas, on ne vient pas de nulle part. On a un discours, on sait argumenter et défendre nos droits »

Pourquoi cette hypocrisie de la gauche à parler de la question raciale ?

En France, t’as un puissant discours républicain, en gros on est tous citoyen. Il y a d’une part le discours républicain et l’autre social soi-disant, qui vient effacer cette question raciale.

J’en ai profité pour faire le parallèle avec les Etats-Unis. Ruffin, c’est une bonne caricature de ça. Il a écrit un article sur les afro-américains (Garner) et dans le même temps t’as des noirs et des arabes qui meurent devant ses yeux et il ne qualifie pas ça comme un crime racial. Aux Etats-Unis, des noirs meurent c’est dû à l’histoire de l’esclavage. En France aussi il y a une histoire de l’esclavage, il y a des colonies encore aujourd’hui notamment aux Antilles et quand des noirs et des arabes meurent, ils considèrent que ce n’est pas lié à cette histoire. « Ici, non, c’est social, c’est parce que c’est des classes populaires. » Il y a du racisme structurel en France, et la gauche ne le dénonce pas, ça ne fait pas parti de ses combats.

Pour un mouvement qui se dit progressiste, de gauche, tu vois des personnes qui sont noires ou arabes, pour ce qu’ils sont et pas pour ce qu’ils font, on les tue. A un moment donné, il faut se remettre en question. Il est où le bilan de la gauche sur ça ? On parle de violences policières mais on pourrait en parler sur l’islamophobie, la négrophobie, sur tous ces thèmes.

« Il y a du racisme structurel en France et la gauche ne le dénonce pas, ça ne fait pas parti de ses combats »

Que pensez-vous de la réaction particulière de Ruffin ? 

Il représente à merveille cette gauche qui refuse de prendre en compte ces questions comme priorité. Il refuse de s’en emparer, de dénoncer, d’assumer son rôle également en tant que député. Il a dit qu’il voulait d’abord s’assurer que tout soit vrai, ce qui est absurde. Comme il le dit lui-même, il y une désinformation sur le traitement des médias sur les grèves, les mouvements sociaux.

D’un côté, il arrive à avoir cet esprit critique sur les questions sociales, par contre il n’arrive pas à avoir cet esprit critique sur le traitement qui a pu être fait sur Adama, mais aussi sur toutes les affaires de violences policières où on reprend les versions officielles qui sont souvent des mensonges. On a menti sur les causes de la mort d’Adama. La famille, le comité a créé un rapport de force avec le parquet de Pontoise pour obtenir une contre-expertise pour avoir les vraies raisons de la mort d’Adama. D’ailleurs, le procureur du parquet de Pontoise a été dessaisi de l’affaire, celle-ci a été dépaysée au Tribunal de Grande Instance de Paris.

Il veut « mener l’enquête », mais l’enquête a déjà été menée, par nous, par ceux qui luttent. Comme ceux qu’il défend à Moulinex, Good Year, à Continental, à qui il ne va jamais remettre en cause leur parole, il ne va pas enquêter évidemment.

C’est toujours la même chose, la suspicion, on n’est pas des vraies victimes, on fait semblant, peut-être que c’est faux, on invente. En se positionnant ainsi, il a remis en cause la lutte du comité Justice pour Adama et notre légitimité à venir interpeller l’Etat et les versions officielles.

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